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Littérature française - Page 41

  • Un mot, Chevreuse

    Chevreuse attendait, parmi les derniers emprunts à la bibliothèque, et après La femme au carnet rouge où Modiano se promène, son dernier roman s’est imposé dans le prolongement. Il suffit d’une phrase, comme la première – « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation » – pour franchir le seuil et se sentir chez Modiano. Des noms, le passage du temps qu’implique le souvenir, comme une conversation rappelle une rencontre.

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    Source : La República

    A l’époque de « cet automne-là », environ cinquante ans plus tôt, Bosmans fréquentait un petit restaurant vietnamien en compagnie de Camille. Des détails lui reviennent, une chanson de Serge Latour, le nom d’Auteuil, des « éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible », des images de son passé qui échappent à l’oubli. Et surtout, Chevreuse. « Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. »

    « A la sortie de Chevreuse, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Après quelques kilomètres, l’entrée d’un village et bientôt vous longiez une voie ferrée. Mais il ne passait que très peu de trains. » Il est passé dans cette région à diverses périodes de sa vie. Les distances, Bosmans s’en rend compte, diffèrent dans ses souvenirs et sur une vieille carte d’état-major où il a retrouvé la rue du Docteur-Kurzenne, celle d’une maison qu’il connaît. Une rue « marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. »

    Il se rappelle plusieurs trajets, l’un d’eux en voiture, au départ d’un appartement « aux alentours de la porte d’Auteuil », où se réunissaient des gens en fin de journée « et souvent dans la nuit ». Un homme y habitait, avec son petit garçon et une jeune gouvernante ; il l’avait reconnu quinze ans après, dans un restaurant des Champs-Elysées, sans se souvenir de son nom.

    C’est Camille qui l’avait entraîné un soir dans l’appartement d’Auteuil où elle lui avait parlé d’un « réseau » et présenté une amie, Martine Hayward. A eux trois, ils avaient fait un aller-retour en voiture dans la vallée de Chevreuse, jusqu’à une ancienne auberge où elle avait pris une valise avant de revenir à Paris. En route, Bosmans avait reconnu des noms, des bâtiments, un jardin public : « Il eut envie de leur confier qu’il avait vécu par ici, mais cela ne les regardait pas. » Les deux femmes s’étaient encore arrêtées pour visiter la maison familière de la rue du Docteur-Kurzenne avec une dame de l’agence immobilière – lui n’y était pas entré et n’en avait rien dit.

    « Jusque-là, sa mémoire concernant ces personnes avait traversé une longue période d’hibernation, mais voilà, c’était fini, les fantômes ne craignaient pas de réapparaître au grand jour. » Pourquoi ce silence, ces mystères ? « Et ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »

    Jean Bosmans mène l’enquête : les personnes, les lieux, l’appartement en particulier – « si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles ». Les noms de personnes réveillent des silhouettes observées, écoutées, croisées. Certaines d’entre elles sont amicales, d’autres semblent un peu trop attentives à ses paroles, à ses réactions et puis il y en a sur qui il se renseigne sans avoir envie de les rencontrer, comme s’il craignait un règlement de comptes.

    « L’Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. » Aussi apprécie-t-il ce que disent les objets : une photo, un agenda, du papier à lettres à en-tête, une boussole…

    On aimerait parfois que le romancier nous indique le nord de son histoire, mais ce n’est pas son genre. Parmi les souvenirs d’une vie vécue ou rêvée, lui-même hésite parfois, il préfère nous entraîner avec lui dans le labyrinthe de la mémoire, tout en semant des cailloux au passage. Chevreuse, « une vie recomposée », écrit Fabrice Gabriel dans Le Monde. Un roman finement analysé par Norbert Czarny, qui le relie à d’autres œuvres de Patrick Modiano – à lire plutôt après lecture.

  • Message

    antoine laurain,la femme au carnet rouge,roman,littérature française,écriture,culture,modiano« Depuis quatre jours, la place de Laure dans l’atelier était vide. Lorsqu’il ne l’avait pas vue arriver jeudi matin, il avait su que quelque chose n’allait pas. A onze heures, il avait laissé un message. A midi, un autre. A treize heures, il avait composé son numéro fixe. […] C’est encore William, j’ai quitté l’atelier, je passe chez moi prendre les clés de Belphégor et je viens chez toi, avait-il laissé comme ultime message sur le portable de Laure. C’est ainsi qu’ils nommaient entre eux le double des clés de son appartement – William ne l’utilisait que pour aller nourrir le chat lorsqu’elle était absente. »

    Antoine Laurain, La femme au carnet rouge

     

  • La femme au carnet

    La femme au carnet rouge (2014) d’Antoine Laurain est, comme l’indique la quatrième de couverture, « une délicieuse comédie romantique ». L’histoire est très simple : à Paris, une femme se fait agresser juste devant son immeuble, aux petites heures du matin, on lui vole son sac à main ; le lendemain, un homme le trouve sur une poubelle, vidé de ses objets de valeur.

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    Il n’en faut pas plus au romancier pour mettre en place une intrigue qui va bouleverser la vie des deux personnages. Laure, qui a reçu un coup à la tête, qui n’a plus ses clés, ne veut déranger personne : elle passe la nuit à l’hôtel en face de chez elle. Quand Laurent Letellier, libraire, va vers son café habituel et remarque le sac en cuir mauve abandonné, il décide de le porter au commissariat où on lui demande de patienter – une heure d’attente au moins. Il lui faut ouvrir la librairie, il remet ça au lendemain.

    A l’hôtel, on s’est inquiété de ne pas revoir l’occupante de la chambre 52 qui n’a pas été libérée pour midi comme prévu. En y entrant avec son passe, le concierge découvre la jeune femme inconsciente, du sang sur la serviette éponge sous sa tête. Il appelle les secours – Laure est dans le coma.

    Laurent habite juste au-dessus de sa librairie, Le Cahier rouge, c’est pratique. Il sait qu’un homme « ne fouille pas dans le sac d’une femme », mais espère y trouver un indice sur sa propriétaire. « En fait, il me faudrait une amie comme moi, je suis sûre que je serais ma meilleure amie. / Rêve de cette nuit : j’ai rêvé que Belphégor était un homme, cela me surprenait beaucoup et en même temps pas tant que ça, je savais que c’était lui, il était plutôt bel homme. »  Voilà ce qu’il lit dans un carnet Moleskine rouge rempli d’une écriture « élégante et souple ».

    Un flacon de parfum, un petit agenda sans nom ni adresse ou numéro de téléphone, une trousse de maquillage, des objets divers et variés, des clés… L’inventaire du sac mauve ne livre aucune identité mais révèle une personnalité – pour beaucoup de femmes, le sac à main renferme un petit monde personnel.

    Le libraire y trouve Accident nocturne (!) de Modiano, qui contient une dédicace – « L’écriture dansait devant ses yeux. Modiano, le plus insaisissable des écrivains français. Qui ne participait plus à aucune dédicace depuis des lustres et n’accordait que de très rares interviews. » Et voici qu’il lui livrait un prénom ! « Pour Laure, souvenir de notre rencontre sous la pluie. Patrick Modiano »

    Laurent n’a pas envie de partager ce mystère avec son amie Dominique très jalouse, une journaliste économique, mais quand celle-ci arrive chez lui, elle déclare immédiatement qu’une femme y est passée avant elle. Elle a senti des effluves d’Habanita« il avait eu la mauvaise idée d’appuyer sur le pulvérisateur ». Il dément. Quand elle découvrira une épingle à cheveux sur le tapis, le lendemain matin, il tentera de lui expliquer l’affaire, mais elle reste sceptique et part fâchée.

    Antoine Laurain distille joliment les ingrédients de son roman, à commencer par l’univers d’une librairie (qui vaut bien celui d’une papeterie japonaise). Ajoutez-y un chat (Belphégor, le chat de Laure) et même deux (avec Poutine, le chat de Chloé, la fille du libraire), un atelier d’art, un déchiffreur de hiéroglyphes, des références et des clins d’œil littéraires, le plaisir de marcher dans Paris et de s’y asseoir en terrasse, des courriels et des messages, des repas entre amis, une rupture… Et Modiano, à qui le roman rend hommage tout au long de l’enquête du libraire dans son quartier.

    Le carnet où Laure note ses réflexions joue un rôle clé. Malgré sa délicatesse habituelle et ses principes, Laurent y cherche des indices et accède du même coup à ce moi intime que très peu de ceux qui tiennent un journal ou prennent ce genre de notes livrent à d’autres, même proches. La femme au carnet rouge : Antoine Laurain a bien choisi le titre de cette histoire charmante, où un homme se laisse séduire d’abord par les mots d’une femme.

  • C'est elle

    nathacha appanah,rien ne t'appartient,littérature française,roman,deuil,enfance,enfermement,culture« Mais depuis qu’Emmanuel est mort, elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que, bientôt, je n’aurai plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait danser nue. »

    Nathacha Appanah, Rien ne t’appartient

  • Rien ne t'appartient

    Le titre du dernier roman de Nathacha Appanah résonne comme une maxime : Rien ne t’appartient. On découvrira son origine au dernier tiers du récit. Comme dans Tropique de la violence, la journaliste et romancière mauricienne (installée en France depuis 1998) sait aborder, en oblique plutôt que de front, les situations et les sujets douloureux. Tara, l’héroïne, est un personnage à la dérive d’une intensité telle qu’on ne l’oubliera pas.

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    Fillette au Sri Lanka
    © Découvrez ici https://www.journaldutrek.com/portfolio-sri-lanka/ quelques photos du Sri Lanka.

    A la première personne, Tara observe d’abord une apparition : « Le garçon est ici. » Ici ou là, dans la rue, dans le fauteuil où elle lit le soir, il la surprend. « Quand le garçon est là, il y a un mur entre certains mots et moi, entre certains événements et moi, je tente désespérément de les atteindre mais c’est comme s’ils n’existaient plus. Quand le garçon est là, je deviens une femme qui balbutie […]. » 

    Tara tente de rassembler ses forces avant l’arrivée d’Eli qui va passer ce soir-là. Se doucher, se changer, ranger… Eli est le fils d’Emmanuel, son mari depuis quinze ans, mort depuis trois mois – « lui seul pouvait [la] maintenir debout, [la] garder intacte et préservée de [sa] vie d’avant, mais il n’existe plus ». Sans lui, elle a l’impression de perdre la tête, elle souffre de vertiges, elle n’y arrive plus. Quand Eli découvre avec effarement le bazar dans l’appartement et elle en sous-vêtements, Tara se sent comme un animal malade face à lui.

    Mais avec gentillesse, sans gêne, il l’aide à se rhabiller, regarde la cicatrice sur sa cuisse – « C’est papa qui t’a recousue. » Puis ouvre les fenêtres, « ramasse, jette, vide, range, balaie, lave, essuie », pendant qu’elle se repose sur le canapé. Quand elle rêve, elle est pieds nus dans un champ, une parcelle cultivée, entre un bois et une maison, à la fois elle-même et une autre, « qui a le cœur léger ». Elle aime être cette autre.

    Eli est inquiet, il a appris qu’elle quittait le bureau sans prévenir, qu’elle n’est plus allée travailler depuis plusieurs jours. Il a pris rendez-vous pour elle chez un neurologue, pour qu’elle passe des examens. Il lui demande qui est Vivaya, un nom qu’il a trouvé sur  des papiers dans la corbeille de son bureau : « Je m’appelle Tara Vivaya. » Pour Tara, il est temps de fuir.

    C’est Vivaya qui devient alors la narratrice, une enfant heureuse de vivre avec ses parents et Aya qui leur fait la cuisine. Sa vie douce et sans entraves est remplie par les leçons que lui donne son père (il ne croit pas « à l’enseignement dispensé dans les écoles libérées de ce pays libéré », sans devoirs ni poèmes, sans langues à apprendre, sans histoire du monde). Deux fois par semaine, Rada, une amie de sa mère, vient lui enseigner la bharatanatyam, cette danse classique que Tara apprend en sari de danse, les cheveux nattés, prête à enfiler des grelots aux chevilles après l’échauffement et la répétition des postures.

    Sa mère dansait en duo avec Rada, jusqu’à ce qu’elle rencontre son père à l’université. Rada a ouvert alors une école de danse. Quant à sa mère, elle sait « lire dans les cartes, dans le ciel, sur les paumes des mains et parfois sur les visages ». Certains jours, elle n’agit plus comme sa mère, elle est différente et des gens viennent la consulter, lui laissent des cadeaux. Tout l’opposé de son père : « Dans cette maison, nous ne croyons qu’aux faits et à la science. »

    Seuls Aya et Roy, le jardinier, ont dans leur chambre « un autel avec une idole en pierre noire et luisante ». Les paroles du père leur font peur. Son épouse l’implore de tenir sa langue en public, de ne pas faire de politique. Quelques jours après qu’il a tenu des propos critiques à la télévision, quatre hommes en pantalon kaki forcent la grille de leur entrée. Son père a juste le temps de cacher Vivaya dans le grand coffre où il range ses papiers.

    « Jamais personne ne m’a expliqué ce que c’est d’être une fille dans ce pays. » Une autre vie commence pour Vivaya, une vie d’enfer, d’enfermement, jusqu’à devenir « une fille gâchée ». Comment cette fille-là deviendra Avril, puis Tara, la romancière le raconte dans Rien ne t’appartient à travers les sensations, les sentiments, les émotions de son personnage. Très librement inspirée par le Sri Lanka où elle est allée en reportage  après le tsunami, un pays qui avait tout pour être un paradis, dévasté par la guerre civile, Nathacha Appanah est une conteuse qui sait évoquer le bonheur et la terreur, la douceur et la cruauté. Sa prose lyrique touche au cœur.